Y a deux choses chez toi qui hérissent le poil quand tu te présentes, être un flic et être un likho. Tu ne t’en formalises plus tant, surtout dans un tel état mais les années ont démontré que les sentiments à fleur de peau ne font qu’exacerber les remarques et les regards en coin. C’est dur et c’est à chaque fois renouvelé. Sous les sourires faux qui n’atteignent ni les yeux, ni la vérité, tu offres une façade aux autres en espérant que cela suffise à les tenir éloignés de toi alors que tu rêverais pouvoir les voir s’approcher, d’eux-mêmes. Aussi quand il commence à te dire que la vie est belle, tu clignes plusieurs fois des yeux sans trouver quoi répondre. L’homme aux iris mordorées ne doit jamais passer sous une échelle pour pouvoir se permettre de dire ça. Ça t’amuse plus que ça te désole et le désespoir qui t’avait envahi quelques instants disparait. « Je suis pas en service. » Que tu marmonnes face aux mines un peu plus réveillées des gens de la table. Ne vous inquiétez pas les gars, l’ordre ne va pas venir vous réclamer vos arriérés de paiement ce soir.

Dans sa phrase pourtant, tu trouves des mots qui ne te plaisent pas et tu louches sur ton siège improvisé pendant quelques instants. « Il en faut. » Ou comment dire qu’ils sont une plaie qu’on essaie de bien passer et d’apaiser dans des conversations d’ivrogne. Il faut aussi des putes, il faut aussi des banquiers ou des éboueurs. Il faut de la vermine sur laquelle on peut cracher et mettre tout le malheur du monde. C’est comme mordre dans une pomme infestée et tu grimaces. « Pour m’dire qu’j’l’ai mérité ? » Tu te frottes le nez un moment et tu reprends une gorgée d’alcool. « Qu’est-ce que je peux vous raconter qui vous intéresserait ? »

Tu hausses les épaules de bonne grâce, le sourire aux lèvres, bienheureux désinhibé par l’alcool et le bien-être. Tu n’as pas envie de t’offusquer et tu clignes une fois, deux fois des yeux, face aux applaudissements que reçoit ton siège. Tu lui tapotes plusieurs fois l'abdomen, au niveau du cœur du dos de la main et tu détournes la tête pour finir le verre qu’il t’a offert. L’alcool a été suffisamment assimilé pour que l’idée d’une autre goutte ne te donne pas immédiatement d’horribles nausées. Tu roules l’épaule qu’il lâche enfin pour la délasser et tu t’appuies un peu plus sur lui pour observer le manège de l’habitude. Rouler ses clopes te parait aussi fastidieux que réservé à une élite de gens qui aiment le vrai tabac. Tu te contentes généralement bien volontairement d’une clope en soirée, piquée à un paquet de quelqu’un de suffisamment bourré pour offrir à tout le monde ce qui lui appartient. « Euhm. Y en a une mais c’est pas moi qui l’ait arrêté, je m’étais cassé la jambe. » Tu utilises rarement ton pouvoir, surtout pas au travail, car il menait aux pires accidents qui avaient parfois provoqué des événements aussi inattendus que dramatiques. « C’était un marsiliya qui se faisait passer pour une créature. » Tu te frottes le nez. « C’était avant les tatouages et les puces, hein. Donc on pouvait pas savoir que c’était euh… » Tu hausses les épaules, il y a toujours des manières de savoir, de t’en assurer. « Enfin… Il trainait tout le temps du côté du commissariat, il se dénonçait souvent comme étant un responsable de crime ici ou là donc plus personne ne faisait attention à lui parce qu’il y avait toujours un détail qu’il connaissait pas qui montrait que…. » Tu essaies de reprendre une gorgée de ton verre et tu fais une moue peinée lorsque tu fais face à la vacuité de celui-ci. « Oh… »

Tu fronces les sourcils, confus, comme un clebs perdu entre deux morceaux de sucre. L’alcool ou poursuivre ton histoire ? Ca t’emmerde de parler, t’as rien à leur dire à ces connards de civils. Puis le messie débarque, il te donne un verre, te remplie à nouveau d’estime et d’amour pour eux et tu te relaisses tomber un peu plus contre lui, respirant les volutes vaporeuses qu’il relâche de sa clope. « Euh… » Faut y réfléchir, tout se mélange, les histoires, les affaires, les emmerdes et tu essaies d’avancer sur la piste glissante d’alcool vers l’ordre de tes pensées. « Oula. » Tu prends une gorgée du verre offert pour gagner du temps et remettre un peu d’ordre dans ta mémoire. « J’vous ai dit qu’y nous suivait partout, oui ? » Tu opines pour toi-même. « Il nous payait des coups parfois même, il parlait avec nous. » Tu te frottes le nez pensivement. « Puis un jour y a sa mère qui disparaît et la meilleure amie de celle-ci. On se dit que c’est un pauvre gars mais lui nous dit que c’était lui. » Tu hausses les épaules. « On le croyait pas… je veux dire … après tout ce qu’il avait fait et les signes concordaient pas. » Tu bois une autre gorgée. « En fait, on a pas retrouvé toutes les parties du corps mais de ce qu’il nous a dit il l’a d’abord tuée à coup de barre de fer parce qu’elle avait pas voulu l’écouter. Pendant la nuit, puis il lui a arraché le larynx et … enfin il a fait des trucs dégueulasses avec le corps. Vu qu’on avait pas tout on pouvait pas dire s’il mentait ou racontait des conneries délirantes sur la façon dont elle était morte. On a retrouvé après une tête d’un autre gars dans les plantes de sa mère. Apparemment ça le faisait marrer de la voir les arroser tous les jours. » Tu te frottes la bouche du dos de la main. « Vous vouliez quoi déjà ? Le meurtre ? »

Tu as un petit moment d’absence, profitant qu’un des gars ait rendu son poids en alcool sur le sol pour téter ton propre verre, essayer de palper autre chose que le bout de tes doigts qui te démangeaient. Ton siège invective la serveuse à qui tu lances un regard navré, c’est qu’elle a un trop joli minois pour l’avoir défiguré par la tristesse ou la colère. Tu l’oublies aussi vite qu’elle est arrivée, incapable de te concentrer sur deux choses à la fois. Tu hausses les épaules en riant. Les pulsions c’est ton rayon, ou plutôt les pousser à leur maximum, les utiliser. Savoir d’où elles venaient, pourquoi les gens y obéissaient, tu n’en avais pas grand-chose à faire. Tu préférais jouer sur un terrain vague plutôt que de semer toi-même les graines de la discorde. C’était tellement fastueux que de s’occuper ainsi de l’état d’esprit des autres quand tu avais déjà le tien à garder en berme. « Pfft, il a rien pris, il a crevé avant son procès. » La malchance, hein ? Poussée par des probabilités, poussée aussi par ta frustration de lui courir après et si tu avais payé le prix en te brisant la jambe – entre autres choses – le gars avait été tellement amoché qu’il avait fini par succomber à ses blessures. « Pas de pot. » Tu renifles. « J’sais pas, j’suis pas psy de toute façon. Y a bien des gens qu’ont tenté d’écrire des trucs sur lui, de faire des conférences et de publier des rapports mais vu qu’il était mort pouvaient que faire des suppo… sup…suppositrucs. »

Tu dodelines complétement du chef et si tu te redresses c’est surtout parce que l’exclamation d’Archie te fait manquer quelques battements. Ta main se crispe sur ta cuisse et le verre tremble un instant, puis comme c’est venu tu te relaisses tomber dans ton siège improvisé, presque lové. « Arbatskaya. » Tu maugrées en te redressant péniblement, tu mets une main sur son épaule pour te relever, t'y agrippant dans tes essais, il te faut t’y reprendre à plusieurs fois. Lorsque tu es enfin debout, tu dois poser une main sur la table pour stopper l’impression d’être dans une essoreuse. Tout va trop vite, tout bouge de trop et la baignade de tes molaires prévoit un ressac particulièrement violent. « J’peux rentrer tout seul ! » Non, non tu ne peux pas. Enfin, si… tu pourrais mais le trajet risque d’être aussi périlleux qu’aléatoire. « On y va … ? »

C’est un peu flou la suite des événements, déjà parce que ça va trop vite et parce que tu essaies aussi de te souvenir de montagnes ; à quelle heure est-ce que tu commences demain, est-ce que tu dois être présentable, est-ce qu’une créature peut mourir d’une ingestion prolongée d’alcool ? On te choppe et on t’attrape et tu te laisses faire docilement, bienheureux d’être celui qu’on guide pour une fois. D’une main molle tu signes les adieux de la meute braillarde et tu laisses l’homme t’entraîner vers d’autres contrées.

Le gars pourrait tout à fait t’emmener dans une ruelle pour finir ce que Sigyn avait stoppé que tu n’aurais pas plus réagi. « Wow, ami. » Que tu répètes, à la fois ébahi et un peu surpris. Ça ne t’effleure pas l’esprit qu’il puisse s’agir d’un mot usuel et tu as un rire moqueur qui franchit tes lèvres, qui se transforme en gloussement terrifié face à la monture qui vous fait face. Il te faut encore quelques secondes pour comprendre ce que l’homme voulait dire par « fier destrier ».

La dernière fois que tu étais monté un cheval tu devais avoir 4 ou 5 ans et c’était l’énorme bête de la ferme qu’entretenait ta famille. Placide mais haute comme quatre Artiom à l’époque, tu étais tombé sous les rires de tes frères qui t’avaient hissé là-haut pour pouvoir t’emmener avec eux dans leurs escapades. Les larges sabots de l’animal, la bouche pleine de terre, le corps malade et les larmes avaient donné à l’incident d’incroyables proportions. Finalement, ce fut un de tes aînés – ou un des fils des voisins – qui avait fini par te porter sur son dos pendant tout le reste de la journée. « Je vais euh plutôt marcher, d’accord ? J’aime bien quand le sol il est palpapable. » Tu tapotes maladroitement l’épaule de celui qui te soutient en essayant de te dégager et reprendre ta liberté, pas très rassuré par la vue de ce canasson au milieu d’un tel quartier. « J’suis impressionné qu’personne il ait fait à manger ‘vec. » Tu renifles, te torche le nez, lançant un regard critique à Cornelius, comme si l’homme s’avérait d’un coup être bien plus dangereux sous la lune que sous les lumières artificielles d’un bar. « J’ai déjà fait ‘vec l’m’vais œil, j’veux pas rencontrer d’aut’représentants. »

« Balzac ? C’est le nom d’une race de dada ? » Tu observes le cheval et les tentatives désespérées de l’homme pour se hisser et se maintenir sur le canasson. Tu louches dessus avec les sourcils froncés et la langue qui ressort un peu, ça aide à le stabiliser, sinon il tangue plus que toi. On dirait toi quand t’essayais de grimper par-dessus les grilles des résidences – dans lesquelles tu n’habitais pas mais que ton moi bourré voyait comme l’endroit parfait pour aller finir ta nuit. Tu tapotes sa croupe - au cheval, ou à l'homme, enfin ce qui te passe sous la main -, te demandant un instant si tu devrais l’aider ou si tu risques juste de le faire basculer de l’autre côté. Au moins il serait d’accord avec toi pour dire que le sol dans les dents était carrément plus palpable et que le Balzac en général était dangereux. « T’as jamais vu des chevals noirs… chevaux… chevalaux… noirs, toi ? C’est comme un chat noir mais en plus gros et ça rentre pas dedans ton salon. » Tu suis comme un serviteur son seigneur le gros taré sur son canasson. « Ch’ais pas, on d’mandera à la douane, oui ? » Tu t’accroches à son pantalon pour pas te vautrer sur un pavé un peu trop récalcitrant, ça tangue et il te traine alors que tu trottines maladroitement pour te rattraper. « Va pas si vite, j’ai le mal des transports. » Que tu chouines.

Bizarre comme nom, Balzac… Difficile à prononcer aussi. Tu souffles fort et tu t’éloignes de quelques pas maladroits de l’homme et tu viens heurter de l’épaule l’animal et la jambe de l’homme en essayant vainement de suivre une ligne droite. L’astuce c’est de fixer un point dans le lointain et de toujours marcher vers lui, sauf que cette saloperie elle bouge tout le temps. « Il doit dans ton salon ? Il rentre être vachement grand ! » Si en plus il te propose de le visiter. « Il dort avec toi dans ton chez toi ? Il est super chanceux le Cosaque. » Que tu grommelles. La dernière fois, tu t’es endormi devant la porte de ta voisine du dessus, persuadé d’avoir oublié ta clef que tu avais en main pourtant. « Monter où ? On est encore loin d’chez toi. Ou d’chez moi. On va où ? » Tu renifles, tangue, t’arrête. « J’vais … vomi technique. » Tu t’éloignes comme tu peux pour aller dégueuler dans ce que tu espères être une poubelle et pas le pot de fleur des gentils habitants du QSHS.