Tu laissas la tasse à Sacha alors que tu tentais de t’extirper du siège qui s’était abaissé de plusieurs centimètres et que ton équilibre ne tenait qu’à d’obscures lois de la physique et probablement Mauvais Œil qui attendait avec impatience de voir par quelles roulades tu allais te sortir de ce guet-apens. Tandis que Polina et son mari se perdaient en récrimination, tu t’y pris à plusieurs fois pour trouver une technique qui ne faisait pas trembler l’entièreté de la structure de la chaise et si les accoudoirs tremblaient lorsque tu parvins plus ou moins en position verticale, tu fis mine d’avoir rien vu. Tu ne démentis cependant pas l’affirmation de Polina… après tout, c’était plus crédible que Sacha décide de t’arroser par rupture ou colère que toi de te décider à détruire son salon et en plus de mal finir. Un regard aux yeux plissés vers le notaire qui ne fit pas mine d’infirmer ou réfuter les propos et tu t’empressas de suivre les longues jambes de Sacha.

« Si je connais… ? Eh bien… un peu… ? » A qui fais-tu croire cela ? Ce n’est pas comme si toute dignité que tu aurais pu rassembler tenait encore devant une Sacha qui t’avait vu au plus bas lors des quelques heures où tu l’avais fréquentée. A vrai dire, tu passais autant de temps à l’Applique qu’à l’Abyssal, tout dépendait de ton envie de voir Lyov – un peu refroidie depuis que tu avais couché avec sa fille – et l’entrée que tu prenais pour pénétrer à Zamo. « Je vous raccompagne où vous voulez. » Tu ne comprends pas réellement pourquoi elle te demande cela, maintenant qu’elle n’avait plus la crainte de voir les ennuis lui tomber dessus et elle semblait tout à fait capable de se défendre toute seule… mais tu n’allais pas refuser une si gentille attention. « Vous vous sentez capable de gérer l’établissement ? » Tu louches sur le paquet de clope et propose de lui tenir ses feuillets de propriété au cas où elle eut besoin de ses deux mains. Tu fais quelques pas dans la ruelle dans une direction avant de t’arrêter. « Je vous suis. Vous habitez loin ? »

Inutile de préciser que le notaire fut content de les voir partir, et aida ensuite sa femme à éponger les dégâts du thé, tout en décrétant que c'était un couple charmant.
Polina lui jeta un regard noir en se demandant à quel moment sa vie avait tant dérapé qu'elle se retrouve mariée à un idiot pareil. Comme elle ne voulait pas passer une partie de son existence en prison, elle renonça à le tuer avec la théière. En plus, elle était déjà ébréchée. Polina était une grande philosophe sous ses dehors de bouledogue aigri.

Sacha quant à elle, déjà loin grâce à ses grandes jambes et les talons les prolongeant, fit un sourire aimable, réellement touché d'ailleurs, à Artiom qui voulait bien la raccompagner sans plus parler de son travail ; comme quoi elle avait eu du flair en exigeant de l'avoir à ses côtés pour ce pénible interlude notarial.

« Merci, c'est très gentil. »

Elle haussa des épaules :

« Je n'en ai aucune idée, je n'ai jamais essayé de diriger une boîte comme ça ; après c'est un milieu que je connais bien donc je pense avoir deux trois compétences, oui... »

Et notamment en tant que maquerelle, mais ça, elle ne le dit pas, cette petite maligne. Elle entraîna Artiom dans ses pas, vers les ruelles les moins bien famées d'un quartier déjà bien perrave, les bras croisés sur son absence de poitrine parce qu'elle commençait à avoir froid – la fatigue, ça.

« Ah c'est bien si vous connaissez... Du coup selon vous qu'est-ce qu'il faudrait ne surtout pas changer ? »

Elle entra la première dans un hall d'immeuble décrépit, le traversa pour arriver dans une cour intérieure, empruntant un escalier métallique sans y coincer ses talons, preuve de grande habitude.

Si elle pense avoir suffisamment de connaissances pour, qui es-tu pour faire l’oiseau de mauvais augure ? L’émissaire likho, certes. Tu ouvres la bouche puis tu la refermes, tu penses à cette chemise propre et sèche. Pense au bonheur, Tioma, pense au bonheur et aux affaires confortables pour une journée de coma ethanolé au travail. « Tu sauras t’entourer, sinon. » Tu passes une main pensive sur ta nouvelle chemise, admirant la douceur d’un tissu encore peu porté et non abîmé par des années de lavage. Tu soupires, restant collé aux talons de Sacha alors que vous passez dans des ruelles que tu aurais habituellement évitées, même entouré d’une dizaine de tes hommes.

L’une d’elle était même celle où Sigyn avait enterré le connard qui avait essayé de te planter. « Vous voulez ma veste ? » Tu demandes gentiment, en espérant tout de même qu’elle dise non. La fatigue, l’humidité, la nervosité te donnaient des frissons. Le froid t’aurait écrasé quelle que soit ta tenue ou la chaleur extérieure. « Les boissons… euh… » Tu fronces les sourcils, essayant de te concentrer sur ce que tu aimais à l’Applique. Tu n’étais pas très difficile, tu étais là pour profiter de tes nuits, t’abrutir et vider ton stress par un moyen ou un autre. « Les filles ? Je sais pas trop. J’aime bien les lumières. » T’es comme un papillon de nuit dans ce genre d’endroits, les lumières t’attirent l’œil autant qu’elles attirent les vices. Le plus grand concentré de pulsions, de rancœur, de haine, de violence et de magouilles avait lieu la nuit à Zamo et tu baignais dedans comme un jeune likho cherchant à jouer son premier tour.

Tu grimpes à sa suite, tes pieds sur le bord des marches pour faire le moins de bruit possible, appuyant de tout ton poids en posant doucement le pied sur la suivante. Tu la rejoins au palier en silence, un sourire sur tes lippes. « J’y connais trop rien dans ce genre d’endroits, je consomme sans trop juger. » Tu passes une main devant ton nez. Spectacles, danseurs payés, soirées à thèmes, tout ça tu fuyais, par ennui et parce que ça attirait un peu trop les mains lestes, les situations gênantes et empêchaient une consommation continue d’alcool qui était contrôlée par les entractes et les applaudissements obligatoires. Tu la laisses ouvrir en tremblotant un peu, les lèvres aussi bleues que les cernes sous tes yeux.

« J'espère, oui », confirma-t-elle dans un sourire gentil – mais qui n'aurait pas voulu travailler pour une patronne aussi douce que Sacha ? … Eh bien peut-être quelqu'un qui aurait peur – à raison – de la vieille carne qui squattait son être, même si l'entente relative la rendait un peu moins dangereuse.

Gracieuse, elle secoua négativement la tête :

« Non, merci, on est bientôt arrivés de toute façon. »

Elle pinça les lèvres en réfléchissant tout en glissant la main dans son sac, cherchant son trousseau de clés ; ses bagues cliquetaient contre l'anneau de fer, les clés tintèrent joyeusement en annonçant probablement son arrivée à quelques voisines – l'isolation phonique était dans le coin pour ainsi dire une espèce de concept flou.

« Justement je comptais changer les filles, mais je retiens pour les lumières, dans mes souvenirs elles étaient très artistiquement disposées... Ce qui m'étonne de Bianca, sans être mauvaise langue. »

Bianca était plus connue pour sa grande gueule que pour ses qualités d'artiste. Elle avait sans doute écouté quelqu'un d'un peu plus sensible qu'elle – ce qui n'était pas dur à trouver.
Sacha fit cliqueter la clé de sa porte dans la serrure, l'ouvrit, et jeta un coup d'oeil à son invité :

« Vous avez vraiment une sale tête, je vais vous faire un thé. Tenez. »

Elle tira d'un canapé de fortune un plaid, lui jetant autour des épaules, avant d'aller faire bouillir de l'eau.
La demeure de Sacha oscillait entre le spartiate et le confortablement aménagé, ce qui donnait une impression étrange, celle qu'elle avait fui quelque chose, s'était réfugiée là, et attendait peut-être de s'en faire déloger tout en essayant de rendre l'endroit personnel.

« Oh… » Tu murmures plus pour ne pas laisser sa remarque se perdre dans le vide que parce que tu avais quelque chose à y répondre. Est-ce que le chômage technique imposé à des dizaines de putes te navrait ? Un peu, parce que tu passais généralement du bon temps entre leurs cuisses… mais c’était la crise ma grande dame. Tu tremblotes derrière elle tandis qu’elle ouvre la porte, le froid de plus en plus prégnant. Peut-être que tu devrais demander un jour de congé pour aller faire une vraie nuit sur ton canapé… ou tu pouvais aussi te contenter de ne pas allumer la lumière dans ton bureau pour faire comme si tu n’étais pas là et t’endormir à même le sol.

Tu acceptes volontiers le plaid que tu resserres autour de toi en agrippant les pans de celui-ci avec force et les faisant se rejoindre devant toi. « Merci. » Tu observes un peu le décor, incertain de la marche à suivre. Est-ce que tu dois lui emboîter le pas, rester là comme un con à patienter, t’asseoir dans le canapé, enlever tes chaussures pour ne pas saloper un peu plus le capharnaüm ? Tu renifles et te frotte le nez sur ton épaule, puis tu renifles encore une fois et tu finis par t’asseoir sur un bord de canapé, les deux mains soutenant ton crâne tandis que tu essaies de te concentrer sur un point fixe. Tes muscles hurlent au martyr et la fatigue commence à te vriller l’arrière des yeux. Tu fermes tes paupières et ça te brûle.

Bon. Rester comme ça une ou deux minutes, juste le temps de retrouver ton équilibre, reprendre des forces et essayer de sortir de Zamo. Tu t’enroules un peu plus dans le plaid. Sortir de Zamo, ne pas rester, un flic perdu dans le quartier c’était l’assurance de finir ta journée avec une bonne excuse, généralement à l’hôpital ou avec la sensation d’y avoir échappé de peu. Tu renifles encore une fois, les yeux toujours fermés. Tu essaies de rester à l’avant du canapé pour ne pas t’endormir mais tu somnoles et ton dos te fait mal et tu glisses un peu en arrière, juste pour te délasser les lombaires. Juste un peu.